Textes
Michèle Iznardo : la réalité sans image
Le paysage pour Michèle Iznardo n’est pas la morphologie de sa peinture. Son ambition est plus métaphysique car liée à l’idée et la nature même de la peinture. Il existe sans doute des montagnes et des eaux comme dans le « Chajnsui » chinois. Mais à l’inverse de l’adage de Confucius selon lequel « l’homme de bien se plaît dans les montagnes, le sage devant les eaux » ; la créatrice a mieux à faire : du paysage elle tire l’intention du langage et son défi.
L’œuvre au noir se sert des masses non pour mettre en scène une figuration ou une information mais afin de créer des rapports entre des pans souvent sombres. Ils deviennent la pierre d’achoppement des tableaux. Par leur modelage Michèle Iznardo déplace le centre de gravité classique de l’ordre pictural. Une matrice dynamique et « avènementielle » crée un enchantement particulier qui se moque de la séduction décorative ou référentielle.
Les forces visuelles en présence font masse pour créer un surcroît d’œil sous l’emprise de la peinture et non de la géographie. L’artiste crée une injonction (« regarde ») et une méthode pour traiter la sensation visuelle sans la coloniser avec d’autres histoires ou des narrations. Car si pour des peintres – on pense à Myonghi par exemple – s’installer devant une toile comme devant un paysage est du même tabac, la créatrice évite cette erreur.
Elle appelle à d’autres abords et d’autres prises. Il s’agit de gagner du « terrain » en perdant des repères terrestres. La peinture est à la recherche d’autres équilibres ou déséquilibres. La ressemblance n’est donc qu’accessoire. Elle peut parfois jaillir mais comme non recherchée, et en conséquence comme une chose belle et étrange. Toutefois il ne s’agit plus de voyager sur l’apparence mais dans un corps aimé à la recherche de ses vides et de ses pleins.
L’éventuelle ressemblance n’est faite que de plongées, d’écrabouillements, d’osmoses au moment où l’artiste est en quête de ses propres firmaments intérieurs. Les heures qu’elle sait passer devant ses toiles sont celles que le marin consacre à la contemplation de la mer. Mais pour elle cueillir l’espace ne revient en rien à embrasser l’apparence.
C’est pourquoi les yeux de l’artiste savent vaquer sans voir : ils traquent l’attente, connaissent le suspens, saisissent la force des mondes intérieurs d’errance dans le noir et jusqu’à ce que la blancheur braque à nouveau sa lampe, chemine, bivouaque. Si bien qu’en noir et blanc l’artiste se rapproche de ce que Cézanne évoquait dans une lettre à Emile Bernard : « les sensations colorantes qui donnent la lumière sont cause d’abstraction ».
L’œuvre est donc une suite de faux paysages et bien plus que des épures. L’artiste ne peint pas le monde mais son préalable ou son après. Les conditions de sa naissance, ses élans, sa tectonique. Elle traque le monde quand il bifurque ou lorsque l’air pèse. Nous sommes – loin des éphémérides de la nature – dans la peinture. S’y joue des jaillissements noués à l’ombre et la lumière, près de la réalité sans image.
Michèle Iznardo s’éloigne des éléments vus pour ce qui se peint. Et ce en un processus qui ôte le monde de la façon dont il se présente. Existe là une filature, une attirance. Elles sont la raison même le la peinture par la fouille du noir, son décorticage.
Le pinceau dessine et peint, crée des mises en rapports par ce que l’artiste sépare du paysage pour en franchir le seuil et pousser son langage plastique vers un absolu par abstraction de toute ressemblance. Quand au monde, il suit. S’il le peut.
Jean-Paul Gavard-Perret, 2018
Michèle Iznardo
L’art, a dit quelqu’un, fut inventé par l’homme pour dire l’indicible.
Dire l’indicible ! Aporie, contradiction insurmontable qui devrait inciter les écrivains de l’art à une prudente réserve, et à beaucoup de modestie. Alors à qui se fier ? Certainement pas aux artistes à qui Goethe fit cette recommandation.
« Crée, artiste, et ne parle pas »
Michèle Iznardo semble avoir entendu. Elle ne se demande pas si « Le noir est une couleur ? », irritante question qui a pourtant hanté les plus grands parmi ses confrères : Matisse surtout , pourtant coloriste parmi les coloristes, …Manet dont on connaît pour le noir des faiblesses d’amant passager mais ardent ; aujourd’hui Soulages « grand rêveur du noir » .
Elle ne se le demande pas car elle se trouve parfaitement à l’aise dans les noirs qu’elle module à son gré Et si d’aventure elle y adjoint un soupçon de couleur, ce n’est pas coquetterie , comme elle se piquerait une fleur dans les cheveux, mais parce que cette adjonction s’est imposée à elle, comme une nécessité pour son espace pictural Et, miracle ! le noir tout autour ( on devrait dire les noirs tant l’artiste excelle à le nuancer) accepte cette timide audace. Mieux, il l’assimile, l’exalte, la glorifie.
Mystère de la création chez une artiste dont l’authenticité n’a d’égale que la mesure !
Louis Bernard, 2014
Michèle Iznardo
Die Kunst, so sagte jemand, wurde vom Menschen erfunden, um das nicht Sagbare auszudrücken.
Das Unsagbare sagen! Eine Aporie, eine nicht überwindbare Widersprüchlichkeit, die einen jeden, der über Kunst schreibt, zu vorsichtiger Zurückhaltung und Bescheidenheit anregen sollte. Wem also kann man trauen? Bestimmt nicht den Künstlern, denen Goethe folgenden Rat gegeben hat:
„Bilde, Künstler, rede nicht!“
Michèle Iznardo scheint das gehört zu haben. Sie fragt sich nicht: „Ist Schwarz eine Farbe?“, eine irritierende Frage, die trotzdem das Denken der größten unter den Künstlerkollegen beherrscht hat: allen voran Matisse, auch wenn er ein Kolorist unter den Koloristen ist,… Manet, von dem man für das Schwarz die Schwächen eines vorübergehenden, aber glühenden Liebhabers kennt; heute Soulages, „großer Träumer des Schwarzen“.
Sie stellt sich nicht diese Frage, denn sie fühlt sich absolut wohl in den verschiedenen schwarzen Tönen, die sie beliebig moduliert. Selbst wenn sie wie zufällig ein Tröpfchen Farbe hinzufügt, ist das nicht Koketterie, so wie sie sich eine Blume ins Haar stecken würde, sondern dieses Hinzufügen hat sich ihr aufgedrängt, es ist notwendig für ihr malerisches Werk. Und, oh Wunder! das Schwarz drumherum (man müsste sagen, die schwarzen Farbtöne, so sehr beherrscht die Künstlerin die Nuancierung) nimmt diesen zaghaften kühnen Versuch auf. Besser noch, es wird verschmelzt, verstärkt und verherrlicht.
Geheimnis der Schöpfung einer Künstlerin, die ebenso authentisch wie gemäßigt ist!
Louis Bernard (Übersetzung ins Deutsche : Anna Hartmann), 2014
Exposition Propriété Caillebote
Michèle Iznardo ne décrit jamais. Le dehors n’est pas son fort. Le monde souterrain s’empare lentement de la surface, et la surface semble disparaître… S’impose une profondeur assombrie, palpable et saisissante. S’y voient d’impensables paysages où l’intérieur agissant ne cesse d’absorber les apparences. Des labyrinthes verticaux, aérés, enchevêtrés et chaotiques font vivre une étendue qu’on dirait fouillée et faillée, traversée à cru de brûlures vitales, de soubresauts terrestres, et de traits acérés. Il n’y a plus de distance.La présence immédiate et pure est là, et même les lointains ont disparu, toujours déjà noyés dans l’impérieuse proximité de signes graphiques incroyablement divers, au registre inouï, et sidérants d’impact. Infinies sont les passerelles, en ce pays d’opacité…Prodigieuse gamme de noirs et de gris dans ces sublimes falaises mentales. Apparitions-blancheurs, en traces ténues. Blancheurs passantes, comme d’imperceptibles ailes mentales. Il n’y a plus d’horizon, l‘horizon est partout. Les critères de l’immense et de l’infime se conjuguent. Microcosme et macrocosme ne font plus qu’un. Ici, l’univers n’existe qu’au dedans, et l’impensable du réel se terre à l’intérieur…
Des lignes aventureuses, inventives et libertaires, structurent durement l’espace. Des masses aiguës durement signalées, d’âpres striures toujours mordantes, et de compacts noircissements prennent l’étendue à leur compte. Une implacable maîtrise formelle impose un fabuleux désordre arrêté, comme en suspens, hors durée. Temporalité pétrifiée. D’étranges et fantomatiques surgissements humains marquent çà et là l’éternelle inguérissable présence du corps, seul lieu de vie habitable dans la nuit infinie de l’univers. A travers les fragiles tressaillements de la lumière, Michèle Iznardo ose faire parler l’opacité : l’opacité prend l’espace, et l’espace est possédé. Des forces incontrôlables ne cessent d’émerger, pour être pour un temps partiellement contrôlées.On voit poindre des territoires d’inquiétude, et quelque chose d’interdit semble parfois flotter…
Grande, dans cette œuvre, la prise de risques humaine et plastique. Le chamanisme n’est pas loin. Il couve dans la subtile intuition – jamais d’excès dans cet art dense et pudique – des relations immanentes et magiques qui se créent entre les tensions telluriques d’une nature essentialisée et les sources inconnues du mental enfoui. Les grands signes d’espace de Michèle Iznardo envoûtent l’étendue. Ils enserrent comme dans un étau les signes charnels qui tentent d’exister. Déploiement bloqué au sommet de son intensité.Harmonie piégée. L’œuvre d’art naît de ces contradictions vitales, et de ces batailles d’espace. Etrange respiration d’univers.
Venues du tréfonds du mental inexploré, les choses secrètes du monde inconnu et de la vie intime semblent venir se déposer sous la surface. Du bas vers le haut. Sédimentation à rebours, où la trame du dedans vient maculer de mystères l’apparente réalité du dehors.Des agrégats de matières, d’archaïques tensions premières et de silencieux chocs d’étendue signent l’existence d’un drame souterrain.Quelque chose du magma humain, traversant ces squelettes de paysages, semble sourdre du profond de l’œuvre. L’autre du monde et l’autre de soi fascinent Michèle Iznardo. Son art vertical, envoûté et ténébreux, expérimente la lente montée vers la lumière d’un regard né des ténèbres.Dans cette issue étranglée, âpre et serrée, obscurément tamisée, vibrent ici et là les cordes désarticulées des drames vécus de notre monde. Grand dessin sabre l’étendue. Sur socle d’abîme.
Christian Noorbergen
MICHELE IZNARDO, Huiles sur calque: la brume révélatrice.
Michèle Iznardo a partagé sa vie de peintre entre l’Espagne et la France ; elle en nourrit à parts égales son travail qui empreinte à l’Espagne sa tradition la plus hautaine : gris de cendre, noir et blanc, graphisme tranchant et définitif, et retient de la tradition française son souci de mise à distance et sa pudeur poétique.
Il en résulte des œuvres en apparence discrètes et un peu distantes, pleine d’autorité et de gravité contenues, mais qui témoignent surtout d’un sentiment particulièrement poétique de l’espace, semblant donner corps à de fugitives réminiscences, comme la brume du petit matin révèle les éclats isolés du monde englouti par la nuit.
Ses débuts consacrés à l’immersion dans le paysage l’ont placée durablement sous les auspices de la réflexion cézannienne, dont on peut retrouver les échos et les conséquences.
à travers des options qui paraissent pourtant bien divergentes, fondées sur des moyens bien différents, et en apparence opposés.
Tout d’abord, le souci de profondeur, qui l’amène quant à elle à écarter la couleur pour explorer la transparence et la superposition d’écrans laiteux comme des rideaux de brume ou de brouillard -dans un premier temps pour établir des plans à la manière chinoise- au moyen de calques qu’elle travaille à l’huile, dessous et dessus.
But affiché et usage du matériau peuvent paraître simples, si l’on s’en tient au niveau premier, purement opératoire, sans tenir compte de l’immense champs poétique qu’ils ouvraient ni des développements qu’ils ont connu dans la suite de l’oeuvre … et si l’on oublie que Giacometti,dont on ne peut jamais prendre les assertions à la légère (mais pas non plus au premier degré), était persuadé que « toute sa vie Cézanne avait cherché la profondeur », exactement comme il disait de lui-même « qu’il recherchait avant tout la ressemblance » ; ni l’une, ni l’autre, bien évidemment, ne peuvent être prises au sens premier ou classique, mais au sens moderne d’une recherche d’équivalences visuelles qui, rompant leur adhérence à l’enveloppe des choses, en donneraient un témoignage à la seconde puissance.
Et l’usage que fait Michèle Iznardo du calque permet précisément la mise à distance des sollicitations superficielles, en couvrant symboliquement les « bruits » du monde. Il contribue à l’autonomisation des masses figurées – comme le brouillard fait surgir des fantômes- mais surtout participe à établir à la fois leur organisation spatiale et leur dépendance mutuelle, sans que les formes ne s’éliminent l’une l’autre en se recouvrant tout à fait, comme dans l’univers perspectif.
Ce sont ces premières conséquences, plutôt organisationnelles, qu’elle exploite dans ses séries des « passages », équivalents d’architectures qui toutes ménagent une ouverture lumineuse ou au contraire recèle un puits d’ombre, sans que le regard n’y soit conduit directement ou impérativement
La réussite indubitable de ces constructions menaçait cependant, malgré leurs variations, de limiter ou d’interrompre le déploiement des possibles que l’évolution ultérieure du travail devait révéler. D’autant que le recours à l’architecture assurait une assise et une partition de l’espace graphique rassurante face à l’incertitude, à l’inconnu mouvant qu’incarne le brouillard… «C’était comme si on avait enlevé le monde »…
Mais ce voile insaisissable qui s’étend et s’insinue entre des formes qu’il contribue à abstraire, les transformant en chiffres silencieux, constitue aussi le lien qu’elles ont entre elles et les tient toutes ensemble. Or -encore Cézanne – c’est bien ensemble qu’en peinture s’envisagent espace et contenu.
Abandonnant progressivement la géométrie de masses stabilisatrices qui dominait dans les « passages », Michèle Iznardo expérimente peu à peu les qualités de lien de ses écrans de brume en superposant des évocations graphiques de paysages (souvenirs, fragments ou lambeaux de sierra familière), des zones d’ombre mouvante et les contours d’objets isolés par contre fermement définis. Ces objets à la présence récurrente ne sont autres que des coquillages, qui présentent, par nature, de troublantes analogies formelles avec les montagnes.
Tout est désormais en place pour passer de la juxtaposition, où un élément tend toujours à oblitérer les autres, à l’interaction qui produit un espace singulier.
Cela devra passer par un long travail d’intégration et d’échange de qualités, qui débouche aujourd’hui sur ces figures ambiguës et ambivalentes, à la fois montagnes et coquillages, transmuées par un dessin non plus fermé et cloisonnant, mais ouvert et rythmé comme une respiration, dans un monde flottant de plans qui avancent et reculent.
Bernard Pierron, fev.06.